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Le défaut des mots
Parcourir les entrées alphabétiques pour « vérifier » un mot, y découvrir au feuilletage la signification d’un autre, que l’on ne connaissait pas, qui nous fait entrevoir notre extranéité à cette langue que l’on dit notre... Se convaincre de la définition ou de l’existence d’un adjectif ou d’un substantif, ne pas le trouver. Découvrir pour un même terme des acceptions opposées, aller à la racine étymologique pour chercher une origine première, une impossible vérité. Alors on refait l’histoire des transformations, en entrant dans la Babel des emprunts aux langues véhiculaires ou vernaculaires, et l’on constate qu’elle est une entreprise toujours recommencée au gré des nouveaux usages et de l’abandon de mots tombés dans l’oubli.
Le dictionnaire est un genre d’écrits : il y a des dictionnaires plurilingues, historiques, scientifiques, académiques, encyclopédiques, disciplinaires, amoureux... ou même ceux liés à certaines circonstances. Parmi les premiers dictionnaires de langue française, avec celui de Richelet en 1680, on trouve Le Dictionnaire Universel (1690) d’Antoine Furetière publié à Rotterdam quatre ans avant celui de l’Académie française. Lassé d’attendre celui de ses collègues académiciens, il en réalise un lui-même qu’il ne verra pas publié de son vivant : considéré comme l’un des ouvrages de lexicographie de son siècle, pour la place faite aux termes scientifiques et techniques, il n’en reste pas moins approximatif, voire faux. Car c’est là tout le paradoxe : le dictionnaire n’avait pas alors comme ambition de dire la vérité sur le monde, mais de rapporter un ensemble d’éléments que l’on dit à propos d’un sujet ou d’un objet : ils sont en cela précieux parce qu’ils saisissent une image de leur temps.
Dans notre imaginaire, le dictionnaire permet également de rêver aux pouvoirs du langage, à la puissance de ces mots que l’on n’a pas et qui nous possède, voire nous obsède, et de fantasmer leur capacité à toucher et saisir par les mots les choses... Le plus souvent, il conduit à nous poser davantage de questions qu’il n’apaise véritablement notre inquiétude à pouvoir dire et nous dire avec lui.
Entre 2008-2009, l’artiste Éva Evrard réalise un premier livre d’artiste manuscrit, un unicum qu’elle offre, où elle épingle 40 mots par page qui lui sont inconnus tous issus d’un Larousse. À la manière de l’entomologiste découvrant des insectes non répertoriés dans la canopée, ils témoignent pour elle de son ignorance : comme si le manque de vocabulaire pouvait dire quelque chose d’elle. Elle réitère ce geste et réalise en 2012 une série de 40 exemplaires, imprimés en offset à partir d’un manuscrit sur les presses de Bruno Robbe, et réalise le lignage sur les couvertures avec les filets en plomb de L’ENSAV La Cambre comme la ligne de base des caractères... Les pages, quant à elles, excèdent de beaucoup les plats sous la reliure japonaise et sont repliées sur elles-mêmes de sorte que les « mots inconnus » sont pliés sur la tranche au niveau des trois premières lettres. Chaque page peut être ainsi pliée dépliée et, à l’instar des Cent mille milliards de poèmes de Queneau, créer avec les pages suivantes de nouveaux mots imaginaires. Tout en étant un multiple, chaque exemplaire est unique parce que les pages sont assemblées différemment. On pressent bien le début d’un vertige, avec ses subtils déplacements successifs : l’impression de l’écriture manuscrite au lieu de la typographie ; le livre, par essence multiple, est particularisé d’un exemplaire à l’autre dans la succession des 26 pages ; le lignage se trouve sur les plats de couverture au lieu des pages ; les pages débordent de la couverture qui les enserre ; les mots, qui ne débutent pas au liminaire d’une marge gauche, mais à l’extrémité droite de la page, sont littéralement pliés pour figurer sur la tranche...
Une fois toutes les pages pliées, ces écrits apparaissent, telles des écritures ou une peinture sur tranche (fore-edge painting) à révéler, comme une langue étrangère : un alphabet à déchiffrer qui nous renvoie à l’extranéité première des « mots inconnus » d'Éva Evrad. Là se dévoile, à la fois de manière spectaculaire et spéculaire, notre propre ignorance ainsi que notre incapacité à saisir le monde par le langage. Une belle leçon d’humilité.
Sofiane Laghouati
Conservateur - Chercheur qualifié & Responsable de l’Atelier du Livre au Domaine & Musée royal de Mariemont
Flaws with words
Going through alphabetical entries to “check” a word, flipping through the pages to discover the meaning of another word that you didn’t know, revealing the alienation from a language we call our own... Convincing oneself of the definition or existence of an adjective or a noun, and then not finding it. Finding opposite meanings for the same term, digging deep into the etymological roots to identify an original origin, an impossible truth. And so we retrace the history of transformations, by entering the Babel Tower of borrowed words from vehicular or vernacular languages, realising that this process is a constantly repeated exercise as new usages are adopted, and words fallen into oblivion are cast aside.
Dictionaries represent a genre of writing: there are multi-lingual dictionaries, historical dictionaries, scientific dictionaries, academical dictionaries, encyclopaedic dictionaries, subject-specific dictionaries, love dictionaries... and even dictionaries created for specific occasions. One of the first French-language dictionaries – other than Richelet’s in 1680 – was Antoine Furetière’s Dictionnaire Universel (1690), which was published in Rotterdam four years before the Dictionnaire de l’Académie française. Weary of waiting for a dictionary written by other academicians, Furetière produced his own, although it would not be published during his lifetime. While it is acknowledged as one of the greatest lexicographical publications of its day – owing to the prominence given to scientific and technical terms – it remains approximate, if not erroneous. And therein lies the paradox: in those days, dictionaries were not intended to tell the truth about the world, but instead, to report a collection of statements made about a subject or an object: in this respect, dictionaries are invaluable as they capture an image of their time.
In our imagination, dictionaries allow us to dream about the powers of language, the might of the words we do not have but that possess us – even obsess us – and to fantasise about their capacity to touch and grasp things through words... Yet, more often than not the dictionary prompts us to ask more questions than it allays our anxiety about being able to say what we want, and ourselves, with it.
Between 2008-2009, artist Éva Evrard produced her first hand-written artist’s book, a unicum that she gave as a present, and in which she pinned 40 unknown words per page, all of which taken from a Larousse dictionary. Just as an entomologist discovers unclassified insects in the canopy, these words testify to her ignorance: as though her lack of vocabulary might say something about her. In 2012, she reiterated the project and produced a series of 40 copies, offset printed from a manuscript on Bruno Robbe’s presses, and using the lead fillets of the ENSAV La Cambre as the base line for the typefaces on the covers... The pages extend well beyond the boards of the Japanese binding and are folded on themselves in such a way that the “unknown words” are pleated on the edge at the level of the first three letters. In this way, each page can be folded and unfolded. In the same way as Raymond Queneau’s One Hundred Thousand Billion Poems, new imaginary words can be formed with the subsequent pages. Although it is a multiple, every copy is unique in that the pages are assembled differently. One senses the onset of vertigo, with its subtle and successive shifts: handwriting is printed instead of typography. Inherently multiple, the book differs from one copy to the next in the sequence of 26 pages. Instead of being on the pages, the lines are on the cover flaps. Pages extend beyond the cover that encloses them, and words, which do not begin in the left margin but at the right end of the page, are literally folded to appear on the edge...
Once all the pages have been folded, the writing appears, like a scripture or fore-edge painting waiting to be revealed, almost like a foreign language. It is an alphabet ready to be deciphered, bringing us back to the original foreignness of Eva Evrard’s “unknown words”. In a spectacular and specular way, this piece sheds light on our own ignorance and our failure to grasp the world through language. A wonderful lesson in humility.
Sofiane Laghouati
Conservator – Qualified Researcher & Head of the Book Workshop at the Royal Estate & Museum of Mariemont
Édition Eva Evrard, 2012.
Sans titre (mots inconnus), 2012. 22,5 x 23 cm.
Édition limitée à 40 exemplaires imprimés sur presse offset de Bruno Robbe.
Couverture imprimée sur presse typographique de La Cambre. Reliure Junko Hayashi.
Collections privées, collection Musée royal de Mariemont, collection Hermann Daled,
collection Frank Lloyd Wright Estate, Bibliothèque Kandinsky.Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Eva Evrard artist book, 2012. 8.8 x 9 in.
Limited edition of 40 copies, printed on Bruno Robbe’s offset press.
Cover printed on La Cambre’s typographic press. Binding by Junko Hayashi. Musée royal de Mariemont collection, Hermann Daled collection, Frank Lloyd Wright Estate collection, Bibliothèque Kandinsky. With the assisstance of the Wallonia-Brusseles Federation. Private collections.