FR
POUR LA BEAUTÉ DU GESTE
Au printemps 2019, la Sérénissime et un public de happy few sont parés de leurs plus beaux atours pour inaugurer les manifestations officielles ou « Off » tout court de la 58e édition de la Biennale d’art internationale. À l’écart des Giardini et de l’Arsenal, loin des palais et des palaces, de petites figurines en terre cuite flottent à la surface de l’eau. À mille lieues des installations m’as-tu-vu monumentales, de modestes statuettes ondulent sur les canaux, comme des algues ou des bouchons. Des représentations plastiques de dimension réduite, légères et fragiles, qui tanguent au gré des flots, entre deux eaux, à la dérive... Des figures humaines aux allures christiques, dont la survie ne tient qu’à un fil invisible. Les bras levés et la blessure béante qui perce leur cœur comme une bouche implorante expriment la souffrance et la détresse. Parfois, l’eau les submerge. Certaines sont dorées, comme les couvertures dont sont drapés les réfugiés qui traversent les océans au péril de leur vie, pour échapper à une mort annoncée. Couvrir de feuille d’or pour protéger, sacraliser l’existence humaine et attester de sa préciosité.
Sans autorisation des autorités vénitiennes, EVA EVRARD s’est immiscée dans la prestigieuse Biennale avec ses petits fétiches. Elle en a disséminé une cinquantaine dans la cité, en toute liberté, sans obligation de quoi que ce soit, certainement pas de résultat. Des promeneurs attentifs auront peut- être remarqué ces figurines suspendues à des ponts par des fils. D’autres les auront subtilisées. Ceux-là auront dû s’engager physiquement pour les détacher, instaurant avec elles un rapport d’intimité. Ils ne sauront sans doute jamais que leur statuette chapardée fait partie d’un ensemble intitulé Keeping our heads above water. Maîtresse de marionnettes anonyme et instigatrice de cette expérience en double aveugle, l’artiste n’en saura pas davantage sur les auteurs du larcin ni sur le destin de ses œuvres. Avec une grande économie de moyens, cette intervention in situ (que l’on a du mal à qualifier de « sauvage », même si c’est le terme ad hoc, tant elle est subtile et délicate) évoque autant la menace de submersion qui pèse sur la ville lagunaire que le drame contemporain des flux migratoires. En plus de questionner notre être au monde comme le fait tout le travail d’Eva Evrard, elle agit aussi comme une petite piqûre de rappel nécessaire sur ce qu’est l’essence de l’art : une expérience sensible non quantifiable. L’art n’est ni marchandise ni spectacle, mais geste en pure perte.
EN
IN THE NAME OF THE BEAUTY AND GESTURE
In the spring of 2019, the Serenissima and a happy few were dressed to the nines in order to inaugurate the official or «off» events of the International Art Biennale 58th edition. Well away from the Giardini and the Arsenal, far from the palaces, small terracotta figurines were floating on the surface of the water. Clearly distancing themselves from the flashy and monumental installations, discreet statuettes were waving on the canals, like algae or corks. They were indeed plastic and tiny depictions, looking light and fragile, which pitched on the waves, made their way through mid-waters and drifted away... They were human figures, reminding the Christ appearance, whose survival was hanging by an invisible thread. Their raised arms and the wide open wound piercing their heart like a pleading mouth expressed suffering and distress. From time to time they were swamped with the waters. Some of them were golden, like the blankets wrapping the refugees who cross the oceans and risk their lives to avoid a death foretold. This symbolized the act of covering with a gold leaf to protect and sanctify human life and to evidence its refinement.
Without applying for the Venetian authorities’ permission, EVA EVRARD weaved her way into the prestigious Biennale with her tiny talismans. She freely scattered about fifty of them in the city, without compelling herself to anything, certainly not to come to a result. Mindful walkers may have noticed these figurines hanging from bridges by threads. Others may have stolen them. The latter certainly had to make physical endeavors to detach them, thus establishing a kind of intimacy with them. They will probably never know that the statuette they pilfered makes part of a set entitled Keeping our heads above water. Being an anonymous puppet master and the instigator of this double-blind experiment, the artist will not have any clue about those who committed the robbery nor about the fate of her works. Designed with a real economy of means, this in situ intervention (which would hardly be described as «wild», although this would be the ad hoc term, as it is so subtle and delicate) alludes to the submersion threat that faces the lagoon city of Venice and to the contemporary drama of migratory flows. In addition to questioning our way of being in the world, as does each and every Eva Evrard’s work, it also acts as a necessary reminder of what the essence of art is: a sensitive, unquantifiable experience. Art is neither a good nor a show, but a gesture made without any expected result.
Sandra Caltagirone
Art critic
Eva Evrard’s work on scrolls confronts those who view it with a formal tautology : a linear strip of paper rolling itself into a circle ; a series of words written in fonts so small they appear as a long, black line. A layering of forms then, folding back unto themselves. We could call to mind several images, for example, a formal compression of language or a sort of encrypted memory. But it is the interplay between forms themselves (line, circle, signs), the way in which they mirror and circumscribe one another, that is most striking: symmetries cannot be escaped. Unless, perhaps, one unfolds the work across the space, a device by which the artist implicitly underlines the power of action.
Le travail sur rouleau d’Eva Evrard confronte celui qui l’appréhende à une tautologie formelle : une bande de papier linéaire s’enroulant sur elle-même pour former un cercle ; une suite de mots en caractères imprimés tracés si finement qu’ils apparaissent comme un long trait noir. Une superposition de formes donc, qui se replient les unes sur les autres. On pourrait évoquer toutes sortes d’images, par exemple celle d’une compression plastique de la parole ou encore une mise en mémoire cryptée. Mais c’est le jeu entre les formes elles- mêmes (ligne, cercle, signes du langage), la manière dont les uns se font les miroirs et la limite des autres, qui frappent : les correspondances sont sans issues. A moins, peut-être, de déployer l’œuvre dans l’espace, ce par quoi l’artiste souligne, implicitement, la puissance de l’action.